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samizdats
9 mai 2014

UKRAINE : POURQUOI LES AMÉRICAINS ONT INTÉRÊT À DURCIR LA CRISE AVEC MOSCOU. (source : cf2r)

(source : http://www.cf2r.org/fr/editorial-eric-denece-lst/ukraine-pourquoi-les-americains-ont-interet-a-durcir-la-crise-avec-moscou.php)

S'il paraît assez improbable que la crise ukrainienne débouche sur des affrontements armés - quoiqu'il faille être très prudent en raison du caractère incontrôlable du nouveau gouvernement de Kiev, particulièrement jusqu'au-boutiste -, plusieurs éléments laissent entrevoir que la crise diplomatique pourrait durer quelques temps, voire même s'accentuer.

Les raisons en sont, pour l'essentiel, liées à la politique intérieure américaine, où des événements récents concernant le Pentagone et mettant en cause la CIA pourraient conduire ces acteurs à exploiter cette crise afin d'obtenir ce qu'ils veulent ou détourner l'opinion de sujets qu'ils ne souhaitent pas voir figurer à la « une » de l'actualité.

Les enjeux pour le Pentagone 

Récemment, dans le cadre du Sequester, le Congrès à décidé une nouvelle diminution des dépenses militaires (-5%, voire davantage). Si dans les nouvelles projections budgétaires 2015 de l'administration les dépenses de la Défense restent apparemment stables entre 2013 (626 milliards de dollars) et 2024 (630 milliards), lorsqu'on y intègre l'inflation, le Pentagone va voir en réalité son « pouvoir d'achat » diminuer de 25% au cours des dix prochaines années. Alors que le budget de la Défense représentait 18% du budget fédéral en 2013, il n'en représentera plus que 11% en 2024.

L'ensemble des forces armées va connaître des réductions d'effectifs : L'US Army va ainsi passer 570 000 à 450 000 hommes - voire à 420 000 -, son niveau le plus bas depuis avant la Seconde Guerre mondiale. Le Corps des Marines[1] va perdre 10% de ses effectifs. L'US Air Force va retirer du service tous ses appareils d'attaque au sol A-10, ainsi que ses avions espions U2. Et L'US Navy se voit contrainte d'interrompre ses achats de nouveaux navires de combat littoral (32 au lieu de 52 prévus). En conséquence, le Pentagone a déjà revu ses capacités à la baisse. Il a abandonné l'idée qu'il pourrait conduire deux grandes guerres simultanément, comme l'hypothèse de lutter contre une insurrection dans la durée. Il considère désormais que les guerres devront être conduites et gagnées rapidement, sinon les budgets ne lui permettront pas de durer.

Cette réduction drastique des moyens militaires des Etats-Unis - accentuée par le dédain que manifeste le président Obama à l'égard des militaires - est très mal vécue par l'institution. Le Pentagone considère que cela ne peut qu'encourager les adversaires de l'Amérique, notamment la Chine et l'Iran, car la diplomatie échoue généralement lorsqu'elle n'est pas soutenue par une menace crédible de la force. Or Pékin prévoit une augmentation de 12% des ses dépenses militaires en 2014 et, si un tel rythme de progression est maintenu, celles-ci pourraient doubler en six ans. Pour le secrétaire à la Défense, Chuck Hagel, la réduction des budgets va provoquer des "risques accrus" pour la paix mondiale et surtout pour les intérêts américains[2].

Il est classique, dans tous les pays, de voir les militaires « crier au loup » dès lors que l'on réduit leurs budgets, d'autant que pour le Pentagone, Washington ne doit pas renoncer à son rôle de gendarme du monde. Pourtant, les coupes budgétaires annoncées n'ont rien de funeste pour les armées américaines. En effet, il convient de rappeler qu'en 2015, les crédits dont disposera le Pentagone seront supérieurs à ceux qu'il recevait annuellement sous Ronald Reagan (1981-1989), en pleine Guerre froide. Une armée de terre à 420 000-450 000 hommes représente 180 000 soldats de plus qu'avant la Seconde Guerre mondiale et seulement 5 % de moins qu'en 2001, avant les opérations en Afghanistan. Par ailleurs, les arguments avancés par le Pentagone ne tiennent pas compte du fait que les armées comptent aujourd'hui près de 20 000 civils travaillant à leur profit, ni du nombre de fonctions qui ont été externalisées alors qu'elles étaient auparavant effectuées par les militaires (logistique, alimentation, instruction, etc.) ; ni même encore des missions confiées aux sociétés militaires privées. De plus, malgré ces réductions, les États-Unis auront toujours - et de loin - la plus puissante armée du monde. Les dépenses militaires de Washington resteront égales à celles des huit pays suivants cumulées, trois fois supérieures à celle de la Chine et cinq fois à celles de la Russie. Malgré le retrait de certains appareils, l'US Air Force disposera de plus de 13 000 avions et hélicoptères - soit autant que les huit pays suivants combinés - et l'US Navy, malgré le retrait du service actif de plusieurs bâtiments, continuera à disposer de plus de porte-avions que le reste du monde combiné[3]. Les inquiétudes du Pentagone apparaissent donc largement infondées.

Mais au-delà de la diminution des capacités, pour l'état-major américain, le danger n°1 réside dans la réduction des budgets des programmes d'armement. En effet,  pour le Pentagone, rien n'est plus important que de garder une supériorité technologique dans tous les domaines et, pour cela, il est essentiel d'investir massivement dans la R&D, laquelle ne peut être soutenue que par d'importants budgets. De plus, la modernisation de l'arsenal nucléaire est aujourd'hui nécessaire et va s'avérer extrêmement coûteuse. Or ces financements sont aujourd'hui directement menacés et l'abandon de certains programmes a, aux yeux de l'état-major, des conséquences infiniment plus graves que les réductions d'effectifs.

 

Aussi, il y a de réels risques que le Pentagone, avec l'appui des industriels concernés, exploite la crise avec Moscou au sujet de l'Ukraine en poussant la Maison-Blanche à durcir sa position, car seule une nouvelle tension marquée avec la Russie peut lui permettre de retrouver le niveau de budget qu'il souhaite, notamment afin de financer la modernisation de ses moyens nucléaires et la R&D de défense, absolument essentiels à ses yeux. Cela ne serait pas la première fois que le lobby militaro-industriel infléchit la politique étrangère des Etats-Unis à son profit.

Les enjeux pour la CIA et la NSA 

Dans le même temps, la CIA se retrouve au cœur d'un nouveau scandale dont elle semble bien être entièrement responsable.

Fin mars, la Commission du renseignement du Sénat s'apprête à rendre public un rapport qui conclut que la CIA a trompé le gouvernement et le public américain de 2002 à 2009, quant aux justifications et aux résultats de son programme d'interrogatoires coercitifs des détenus accusés de terrorisme : dissimulation du caractère brutal des méthodes employées, exagération de l'importance des complots et des prisonniers, présentation de renseignements obtenus dans d'autres opérations comme étant obtenus lors d'interrogatoires des prisonniers, etc[4] .

Pendant ces sept années, la CIA n'a cessé de défendre vis-à-vis des autorités - et notamment du ministère de la Justice - que son programme d'interrogatoires donnait des résultats extraordinaires permettant de déjouer les complots terroristes et de sauver des milliers de vies. En réalité, ces interrogatoires fondés sur des techniques inhumaines et inacceptables pour une démocratie n'ont donné que très peu de résultats, si ce n'est aucun. A l'image des écoutes de la NSA...

Le rapport 6 300 pages, achevé il y a plus d'un an mais toujours classifié - seuls quelques extraits ont été rendus publics - révèle des informations accablantes sur le réseau tentaculaire de centres de détention secrets de l'Agence, démantelé par le président Obama en 2009[5], et sur des pratiques de torture qui transgressaient le « manuel des techniques autorisées », lesquelles étaient déjà fort discutables. Il met également en lumière le fait que de nombreux cadres de l'Agence ont démissionné en raison des mesures brutales employées contre les prisonniers, même lorsque ces derniers n'avaient pas ou plus d'informations à transmettre. Une partie de la CIA s'est ainsi transformée à une véritable machine à torturer, sans but.

Pressentant probablement les conclusions dévastatrices qu'auraient pour elle ce rapport parlementaire, la CIA n'a rien trouvé de mieux à faire qu'espionner la Commission en charge du contrôle de ses activités, notamment en piratant ses ordinateurs. Elle avait en effet fourni des ordinateurs à la commission afin de lui permettre de passer en revue dix millions de documents confidentiels dans le cadre son enquête sur les allégations de tortures portées contre l'Agence.

 

La présidente de cette commission, Dianne Feinstein- une élue démocrate ayant pourtant pris fait et cause pour la NSA dans l'affaire Snowden - a prononcé le 11 mars dernier un discours qui a fait l'effet d'une bombe. Alors qu'elle est habituellement l'un des plus ardents défenseurs des agences de renseignement, la sénatrice n'a pas hésité à accuser la CIA d'avoir espionné la commission qu'elle préside, d'avoir infiltré ses ordinateurs de manière à éliminer les documents relatifs au programme très controversé d'interrogatoires musclés pratiqués par la CIA depuis les attentats de 2001. Mme Feinstein estime que dans cette affaire l'Agence a violé non seulement la loi et un décret présidentiel, mais aussi la constitution des États-Unis en bafouant de la séparation des pouvoirs.De plus, elle accuse aussi la CIA d'avoir fait disparaître certains documents embarrassants pour le gouvernementavant l'élection de Barack Obama. Le directeur de la CIA, John Brennan, a bien sûr démenti que son agence ait piraté des ordinateurs de la commission sénatoriale, mais sans vraiment convaincre.

Le chef du Sénat américain, Harry Reid, a soutenu la présidente de la commission du renseignement et a ordonné une enquête sur ce qu'il a appelé une violation "indéfendable" de la Constitution, mais aussi de la loi, car il semblerait que la CIA ait également tenté d'intimider ses « contrôleurs » en les soumettant à une enquête criminelle, a déclaré Harry Reid dans une lettre au procureur général Eric Holder[6].

Il s'agit d'un acte extrêmement grave de violation de la Constitution des Etats-Unis. Certains estiment que cette action peut conduire l'Agence de renseignement conduire jusqu'à la Cour Suprême, ce qui pourrait déclencher une véritable crise constitutionnelle[7]. Pourtant, John Brennan est toujours à la tête de la CIA, et le président a déclaré qu'il "gardait toute sa confiance" au directeur de l'Agence.

Ces faits devraient relancer un débat public déjà animé depuis la révélation par Edward Snowden des programmes de surveillance de la NSA. En effet, par tradition, les citoyens américains sont extrêmement sensibles à la protection de la vie privée et des droits civiques face aux pratiques des services de renseignement et du gouvernement. Comme l'explique Philippe Grasset, L'exaspération est telle que le sentiment est désormais largement répandu que la communauté du renseignement, et le gouvernement qui est sensé la contrôler, sont devenus «  une menace directe contre les libertés civiques, contre le cadre constitutionnel, même contre le fonctionnement du législatif et de l'exécutif et transformant les USA en une structure orwellienne. En un mot, la perception est qu'il s'agit de plus en plus, même si cette interprétation est outrancière, d'un véritable coup d'État. Cette crise-là est en train de devenir une question de fond, et va nécessairement figurer au premier plan des consultations électorales ; pour les élections mid-term, certes, mais aussi pour les présidentielles de 2016 »[8].

D'où la nécessité pour les autorités et les services concernés de tenter une diversion, afin d'essayer de minimiser l'ampleur du phénomène et, d'une certaine façon, exonérer en partie les services de leurs dérives, en rappelant, à l'occasion d'une nouvelle crise internationale, leur utilité « supérieure» au service de la sécurité de la nation. C'est là, une nouvelle fois, tout l'intérêt de l'exploitation de la crise ukrainienne.

Une aubaine pour l'OTAN et les industriels américains 

Dernier volet, que peu d'observateurs semblent avoir perçu[9], Washington tire également parti de la crise en Ukraine pour affermir son contrôle sur l'Europe et redonner à l'OTAN un rôle de premier plan, alors même que de plus en plus de questions se posent quant à son utilité depuis la fin des opérations en Afghanistan.

Quelques mois avant son départ, Anders Rasmussen, le secrétaire général de l'Alliance atlantique - à l'attitude antirusse, antifrançaise et pro-américaine marquée - a trouvé avec la crise ukrainienne la raison d'être tant recherchée par l'OTAN afin de justifier le prolongement de son existence : la renaissance de la menace russe. Encore fallait-il que la menace soit suffisamment importante pour faire accepter ou oublier l'espionnage massif par la NSA de ses alliés européens. Aussi, très rapidement Rasmussen, a affirmé qu'il s'agissait « de la crise la plus sérieuse en Europe depuis la chute du mur de Berlin »[10].

Dès lors, s'est mise en place une communication orientée destinée à accroître l'importance de la menace afin de resserrer les rangs autour de l'OTAN et de Washington. L'Occident a joué l'escaladeet la confrontation avec Moscou, présenté comme le « provocateur », dans le but de justifier le déploiement permanent de troupes dans les pays baltes et en Europe de l'Est, et d'accroître la présence militaire américaine sur le vieux continent.

Barack Obama, à l'occasion de son discours du 26 mars à Bruxelles, a exploité à fond cette rhétorique, appelant l'Europe à « résister » à Moscou et à renforcer l'OTAN, dans la perspective de la nouvelle confrontation de l'Occident avec la Russie et son président, Vladimir Poutine, présenté comme un néo-impérialiste et un revanchard de la Guerre froide. Le président américain a rappelé que l'attitude de Moscou mettait en danger non seulement l'Ukraine, mais également l'ensemble du système international que l'Europe et les États-Unis ont construit au fil des ans « un système qui a été vital pour le progrès de la démocratie et du droit international dans le monde entier ».

Obama a également appelé les Etats membres de l'Alliance à revoir leurs budgets de défense à la hausse afin que l'OTAN soit capable de dissuader une Russie expansionniste[11]. Une telle déclaration, survient, comme par hasard, dans un contexte de restrictions budgétaires américaines, lesquelles impactent significativement les perspectives de ventes des industriels de l'armement, L'objectif est donc de compenser la baisse du marché intérieur par des contrats européens.

A noter toutefois que Washington ne semble nullement pressé d'annuler ses contrats avec Moscou (notamment l'achat d'hélicoptères Mi-17 russes destinés aux forces afghanes), mais qu'en revanche les responsables américains ne se privent pas de faire pression sur la France afin que celle-ci annule la vente des BPC Mistral à la Russie, considérant qu'honorer un tel contrat « enverrait un mauvais message à la Russie et à nos alliés en Europe centrale et orientale ».

 

 

*

 

 

Depuis le début de la crise ukrainienne, l'administration américaine tient un discours très antirusse et a pris des sanctions immédiates contre Moscou afin de montrer sa détermination. En réalité la rhétorique d'une « nouvelle guerre froide » n'est qu'une construction de circonstance, qui n'a d'autre but que de faire diversion aux problèmes intérieurs croissants provoqués par les dérives de la NSA et de la CIA. La crise est également astucieusement exploitée par le Pentagone et l'administration pour sauver les budgets de la défense et réaffirmer le leadership américain sur l'Occident, via l'OTAN, qui retrouve ainsi une raison d'être.

Paradoxalement, cette manœuvre ne semble pas prendre outre-Atlantique, où l'opinion reste davantage préoccupée des dérives antidémocratiques des services, que de l'avenir de l'Ukraine ou de l'attitude de Moscou. En revanche, la propagande américaine a parfaitement pris en Europe, où la question fait la « une » de l'actualité et où la crise ukrainienne est systématiquement présentée sous l'angle décidé à Washington et favorable à ses intérêts.

 




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